31 mars 2013

Möbius Séquence par Séquence 8

Séquence 14-15
L'insert du rebondissement


A la faveur du montage, des inversions de séquences et des coupes, le premier rebondissement survient dans le film au bout de dix minutes. Dans le scénario, en suivant le principe de la moyenne d'une minute par page, il arrivait au bout de 15 minutes. 
Accélérer la mise en place, pour arriver plus vite au coeur du sujet : le coup de foudre. C'était toujours le même crédo du montage, suscitant tensions et angoisse.
Le défi de mise en scène a reposé, lui, sur la qualité des inserts.

Ce plan n'a pas été tourné le Jour 5. Il a été tourné quand nous étions à Monaco, quelques jours plus tard.


















Voici le texte des séquences. En bleu : Ce que j'ai écrit quelques jours avant le tournage pour permettre à CdF d'avoir plus de choses à dire au besoin. Tout le texte n'a pas eu besoin d'être monté (ni même tourné je crois, je ne m'en souviens plus).




A ce stade il est intéressant de comparer le scénario et le film au niveau narratif.
Lorsque le rebondissement intervient, que savons-nous à la lecture du scénario ?

- Des américains, dont on devine vaguement qu'ils travaillent dans le renseignement ("Un de nos agents en Europe..."), sont impliqués dans l'histoire (puisque c'est eux qui la racontent. Cf. Séq. 1). On ne sait pas comment, on sait juste qu'ils sont là.
- Moïse dirige une équipe d'agents russes (dialogue en russe à la fin de la séquence 4) qui a pour mission de recruter Alice afin qu'elle espionne son employeur Ivan Rostovski (Rostovski est cité une fois seq. 1 par  John Scurti/Honey et ensuite séquence 3 pendant la répétition : "vous savez qui est Ivan Rostovski...")


Que savons-nous à la vision du film, après les coupes au scénario ?
- Une équipe dirigée par Moïse veut recruter Alice pour espionner son employeur. Sa banque a l'air de faire du blanchiment
- Il s'agit plutôt de la police monégasque (Sandra présente sa carte au sauna) bien que le marketing du film aura prévenu que Moïse travaille pour le FSB mais c'est une information extra-cinématographique. A ce stade, le film ne le dit pas. 






Dans les deux cas, la séquence 15 se termine sur l'amorce d'un rebondissement : Alice travaille déjà pour un service de renseignement. A cet égard, le texte du mot qu'elle remet au psychanalyste est éloquent : "On a essayé de me recruter, instructions ?"
C'était le texte que j'avais écrit en français. Il a fait l'objet de la traduction suivante :

"They tried to recruit me, instructions ?"

La traduction ici me semblait très délicate. L'information était très elliptique. Il était même possible que seuls des familiers des romans d'espionnage ne puissent la comprendre. En écrivant un mot alors qu'elle est en train de parler au psychanalyste on suggère clairement qu'elle fait passer une information secrète. Pourquoi ? Ont-ils peur des micros éventuels ? C'est possible. Un agent infiltré en territoire étranger doit pouvoir communiquer avec ses patrons sans que personne ne le soupçonne. A l'ère de la surveillance électronique, cette communication simple et concrète est probablement la meilleure solution. Passer par un psychanalyste dont on peut estimer qu'il travaille aussi pour la CIA, comme "boîte aux lettres", est la meilleure des couvertures.

C'est vrai que couper la séquence 1 permet au rebondissement d'être encore plus pur. Aucun américain à l'horizon, rien ne nous prépare à cette nouvelle inédite selon laquelle Alice travaille déjà pour les américains. On n'en est pas encore là. A ce stade le film ne dit qu'une chose : Alice n'est visiblement pas que trader dans une banque russe.

SI "Möbius" était une série, c'est ce qu'on appellerait un Cliffhanger : une fin d'épisode ouverte sur une nouvelle question qui va tout bouleverser.


La mise en scène de cette séquence (et d'une autre dans le même lieu qui a été coupée au montage, nous en reparlerons), ne m'a pas posé de problème si ce n'est que nous n'étions pas en studio. J'aimais beaucoup le décor, avec tous ces objets, mais je ne pouvais pas mettre ma caméra derrière car la pièce était petite et les murs non amovibles. On remarquera les amorces à droite de l'image au-dessus. des machins que j'ai placés comme ça devant la caméra histoire de donner un peu de relief. La caméra ici était coincée dans l'encadrement de la porte ouverte, à moitié dans le couloir, afin d'avoir le plus de recul possible et d'allonger la focale au maximum.

C'était je crois le deuxième jour de tournage avec Cécile. Elle m'a réellement épaté. Faire tous ces gestes précis tout en disant ce texte de couverture... je l'ai trouvée déjà là, avec moi, à la hauteur, belle et précise. J'avais la scène. C'était agréable.

Au niveau des défis de découpage, cette séquence et la seconde qui exploite encore plus l'idée du petit carnet sur lequel on écrit des mots, ces séquences reposaient sur la qualité des inserts. Les inserts sont des plans sur des objets. Là il s'agissait de filmer les mots qui s'échangent. Faire de beaux inserts, lisibles comme tels, n'est pas évident. Quelle grosseur ? Sur quoi centrer l'image, sur quel élément signifiant ? Qu'est-ce que ça doit dire ? Qu'est-ce qu'on doit regarder exactement ? Peut-on y ajouter une certaine poésie visuelle  (syndrome de la nature morte), bref... les inserts, on les fait toujours en fin de journée, quand les acteurs ont terminé et c'est une erreur. Les mouvements doivent être parfaitement raccord pour pouvoir monter ces inserts. Donc les acteurs doivent rester pour les faire et se rappeler de leurs gestes quand on tournait la scène. Ils doivent au mieux reproduire le geste pour que l'insert soit montrable.

C'était donc des séquences d'inserts. A la fin, il n'en reste qu'un mais pas n'importe lequel.





28 mars 2013

Le cinéma est mort

Le cinéma est en train de vivre une crise qui s'aligne sur celle qui touche l'Europe. Le conflit oppose les réalistes (tendance libérale ) et les conservateurs (tendance sociale). Les uns prennent acte de la réalité du marché, les autres continuent d'opposer à celle-là la réalité des existences sociales.

Nous assistons aujourd'hui en Europe à l'opposition entre les peuples et le marché. Pourtant le marché ne peut pas espérer s'équilibrer sur le dos des peuples. Et les peuples ne peuvent espérer s'en sortir en niant les réalités du marché.

Le cinéma français souffre aujourd'hui de cette opposition.
Et ce qu'on appelle les "talents", nouveau nom pour les artistes (une évolution sémantique qui en dit long sur la tendance) se retrouvent coincés entre les deux forces.

La réalité forte du cinéma français aujourd'hui c'est qu'il se délocalise. Qui en souffre ? Réalisateurs et techniciens. Réalisateurs car ils ne peuvent plus choisir leurs collaborateurs parmi les techniciens français et doivent faire avec la réalité professionnelle de pays qui n'ont pas de tradition cinématographique et les techniciens parce qu'ils se retrouvent au chômage.
Cela appauvrit la profession. L'expertise et l'expérience sont en train de se déplacer lentement hors des frontières.

La réalité du cinéma français aujourd'hui c'est que les temps de tournages se réduisent toujours plus. Qui en souffre ? Réalisateurs et techniciens. Réalisateurs car ils doivent trouver des solutions pour ne pas appauvrir leur travail. Techniciens parce qu'ils doivent accepter plus d'heures supplémentaires payées au forfait. Accessoirement, le cinéma en souffre aussi puisqu'on aligne ainsi les conditions de fabrication des films sur celles des téléfilms.

Réalisateur (et auteurs réalisateurs bien sûr) et techniciens devraient donc se retrouver solidaires dans une recherche de solutions aux problèmes posés au nom de ce qu'ils paient solidairement le prix d'une situation complexe.

Ce n'est pourtant pas tout à fait le cas et c'est un nouvel effet pervers de la crise.

La délocalisation de la fabrication des films français est due au déficit de structures de financements en France qui ne peuvent rivaliser avec ce que proposent d'autres pays plus libéraux ou imaginatifs.
C'est là que la structure économique et sociale française joue son rôle contradictoire. D'un côté elle veut préserver sa spécificité, et elle peut être fière de ce qu'elle ne cède pas aux sirènes du libéralisme, et d'un autre côté, se faisant, elle néglige le monde qui l'environne et dont elle ne peut se détacher et en paie un prix social et artistique fort.

La réalité des techniciens sous payés, parfois 50% au-dessous du tarif, soumis à la pression "qu'ils peuvent bien refuser, des centaines d'autres attendent derrière la porte", s'oppose à la difficulté pour les films français de se financer.

On vit aujourd'hui sous la dictature d'une équation logique imparable : "Ou le salaire, ou le travail". Il faut choisir.
Quelques fois c'est plus subtil : "ou les conditions de travail ou le travail", ou bien : "ou la précarité ou le travail".

La délocalisation du cinéma français a un prix : le chômage. Elle a une raison : le poids de la masse salariale dans les budgets (eu égard à la taille du marché). Donc : des salaires trop élevés se paient en chômage. Baissez vos salaires, on revient faire des films en France.
Et la nouvelle convention collective repose sur la même équation mais avec le discours inverse : On ré-hausse les salaires (sauf pour des films dont une commission décidera qu'ils ont le droit à l'existence sans la finance) au prix du chômage.
Des salaires plus élevés = moins de films viables = moins de films produits en France = plus de chômage.

On oublie de dire qu'aujourd'hui les techniciens sont très souvent payés bien en-dessous du tarif et les films se délocalisent quand même.
On oublie aussi de dire que c'est moins le niveau des salaires que celui des charges qui est en cause.
Ces oublis permettent malheureusement de faire peser sur l'opposition salaire/travail toute la responsabilité de la situation.

Mais il y a dans le cinéma une petite particularité, c'est qu'on y parle aussi d'art et d'artistes, pardon de "talents".
Et les artistes, eux, devraient défendre leur art contre le social ?
La fin justifie les moyens. Un beau film justifierait une entorse sociale (autrement dit : ce qu'apporte une véritable oeuvre artistique n'a pas de prix même social). Soyons plus précis : un film qui a la prétention d'être un beau film pourrait se payer au prix du social.

J'ai un peu de mal, je dois avouer, à accepter d'entrer dans cette équation. J'ai un peu de mal à accepter que mon film, aussi beau soit-il, puisse se faire au prix du social ou même au prix du travail.
C'est pourtant ce que m'impose, soit la réalité du marché (la délocalisation de Möbius se paie en travail), soit la défense du cinéma français, dans sa multiplicité, sa diversité, sa qualité et son inadéquation à la taille de son marché (qui se paie en salaire).
En tant que "talent", j'ai un peu de mal à choisir entre le travail et le salaire.

Je n'aime pas cette nouvelle convention collective car elle va pousser le cinéma français à se délocaliser encore plus et elle choisit délibérément le salaire contre le travail. Techniciens français : devenez belges ou luxembourgeois immédiatement, c'est votre salut ! D'ailleurs pourquoi pas ?
A terme, l'excellence professionnelle va changer de nationalité.

Mais je crois qu'il faut impérativement trouver une solution qui évite de choisir trop le travail contre le salaire.
Une innovation dans les formes de financement du cinéma français apporterait une réponse. Une meilleure articulation entre les cachets des uns (dont on a stigmatisé le montant dernièrement) et la réalité économique des films - et il y a de vraies solutions pour ça et elles ne sont pas soviétiques - serait une autre réponse.

A part ça, savoir si le cinéma est mort, c'est une autre histoire.
Le titre était juste du marketing.



24 mars 2013

Möbius Séquence par Séquence 7

Séquences 7-13
Le repérage du désir


La scène du sauna a été difficile à articuler avec celle de la répétition (seq 3) : quel était le vrai enjeu de la scène ? Son véritable intérêt ?
D'où il est parfois compliqué de dégager clairement ce qui justifie une séquence. C'est pourtant essentiel non seulement pour la mettre en scène, mais aussi pour la monter, en définir la durée et le contenu.
Parfois ça se fait tout seul. Parfois c'est beaucoup plus dur.
Dès qu'une séquence est écrite et intégrée dans une continuité, elle vous échappe, c'est un furet. Comme le désir auquel elle doit répondre. On peut mettre longtemps pour la retrouver et quelque fois on la perd à jamais.


Voici le texte du scénario. Les passages en jaune ont été coupés au montage.






Quand je vois le look de CdF sur cette photo... je me souviens que j'avais parfois l'impression
de travailler avec une nouvelle actrice française qu'on n'avait encore jamais vue.


Oui le décor m'a piégé. Il s'agissait d'un décor très formel, sans aspérité : murs nus, pas d'amorce, pas d'objet derrière lequel se cacher. Le genre de truc qui me glace. Pas d'humanité en fait. Un décor à la Kubrick, toute proportion gardée. Et je ne m'y attendais pas. C'est un peu comme si j'avais à filmer deux personnages qui se parlent, point. Aucune possibilité de rajouter quelque chose. J'affrontais le littéral. Aucune possibilité d'échapper à la scène et au dialogue, rien de plus que la scène. 
Le fait même de situer la scène dans un sauna ne favorisait pas les échappatoires.
Il fallait donc assumer cette "nudité" si je puis dire, nudité de la situation et du décor. Ravaler ma frustration de ne pas trouver des chemins de traverses et affronter la scène directement.
C'était une bonne scène pour affirmer la première facette d'Alice : la trader impitoyable, odieuse, supérieure. Moïse l'avait joué comme ça pour entraîner Sandra et à raison  : Alice se comporte comme prévu au point que le première partie de la scène est presqu'une "seconde prise" de la séquence de répétition. 
C'est à ce moment qu'intervient la difficulté de montage. Comment apprécier le fait qu'on assiste à la scène de recrutement en vrai après en avoir vécu la répétition sans patauger dans la redondance ? L'intérêt de la scène est justement dans la redondance. Il y a là un paradoxe qu'il fallait traiter d'autant plus qu'une seconde difficulté venait s'ajouter à la première : où était finalement le véritable intérêt de la scène ? Pour cela il ne suffisait pas d'analyser sa fonction narrative. 

Doser la redondance était une chose, comprendre quel était le véritable intérêt de la scène en était une autre.
Quand on écrit un scénario, une séquence en particulier, on sait ce qu'on a voulu y mettre (on sait moins ce qu'on y a mis réellement). On sait ce qui nous plaît dans la scène et ce qui nous plaît moins. On sait là où on aura du plaisir à la voir si la scène est réalisée selon notre vision.
Ce qu'on sait moins c'est où se situe le véritable intérêt de la scène. On peut compenser cette ignorance en analysant froidement la fonction narrative de la séquence : que fait-elle avancer ? Quelles nouvelles informations apporte-t-elle ? Où est-elle étonnante ? Que dit-elle du personnage ?
Mais cette analyse est insuffisante. Il faut se poser la question du point de vue.
De quel point de vue se place-t-on ici ? Alice ? Sandra ? Moïse ?
Il est difficile de se situer du point de vue d'Alice ici puisque la scène de répétition a déjà créé le désir de voir la scène en vrai. On est donc déjà du point de vue de l'équipe. Mais lequel ? Sandra ou Moïse ? Sandra qui a galéré pendant la répétition, que Moïse a engueulée ? Autrement dit le désir suscité par la séquence de répétition pèse-il sur Sandra ? La question est-elle bien : Sandra va-t-elle y arriver ?
On pourrait le croire.
Mais il ne s'agit pas seulement de Sandra. Sandra est envoyée par Moïse qui écoute la conversation. Il y a un autre enjeu : va-t-on parvenir à recruter Alice ? Va-t-elle accepter ?
La première question est donc un peu décalée : si Sandra fait une erreur, sur qui cela va-t-il peser ? Sandra elle-même ? (elle va se faire encore plus engueuler) ou Moïse (qui est le responsable) ?
Et pour répondre à cette question, donc pour savoir quelle durée doit faire la scène, quels dialogues on garde, comment et quand passer à l'extérieur sur Moïse qui écoute, sur quelle réplique passer sur Moïse, pour savoir tout ça, on doit analyser quelle sorte de désir on a suscité avant même d'entrer dans le sauna. 
Quand on voit Alice allongée dans le sauna avec son mouchoir sur le visage (c'est l'élément signifiant qui dit immédiatement : c'est bien cette fille que Moïse jouait dans la scène de répétition) on comprend qu'il s'agit du recrutement qui a été répété. On active alors le désir suscité par la séquence 3. Mais quel est ce désir ? Qu'a-t-on envie de trouver ? A quoi a-t-on envie d'assister ?
Il ne s'agit pas alors obligatoirement de répondre à ce désir. Il faut le connaître pour jouer avec, le satisfaire ou le frustrer.
C'est parce qu'il a été difficile de repérer ce désir que la scène a mis du temps à trouver sa longueur et son montage, en particulier les moments où on sortait du sauna pour passer sur Moïse qui écoute. 

Comment peut-on ignorer le désir auquel doit répondre une scène ? Parce que le film n'est pas le scénario et le désir créé par le montage n'est plus le même que celui créé à l'écriture. Les images, l'incarnation, le jeu, l'humain qui est entré dans la danse viennent diffracter le rayon. On perd la notion de ce désir (si on l'a jamais maîtrisé à l'écriture ce qui n'est pas non plus évident) et on peut tourner en rond à essayer de le retrouver.







17 mars 2013

Möbius Séquence par Séquence 6


Séquence 6
Convaincre les acteurs

Le tournage de la séquence 6 a été le théâtre d'un "coup de chaud" soit un moment de tension ou de flottement qui fait perdre un temps précieux. 
Non seulement il faut gérer une petite crise mais surtout il faut la gérer le plus rapidement possible car elle grignote sur le temps de tournage. 
L'enjeu de ce genre d'épisode est donc tout simplement le filmage qui se simplifie au fur et à mesure que la crise se développe. 
A la fin, la crise peut être résolue mais la scène foutue parce qu'on n'a plus le temps de la tourner  correctement.



Ordre du scénario : 
1 - 2 - 3 - 4 - 5 - 6 - 
Ordre du montage : 
2 - 5 -  3 - 4 - 6
Voici la séquence 6 dans le script (en jaune ce qui a été coupé au montage) : 




Voilà, quand je suis arrivé sur le plateau, je savais que j'allais placer ainsi les acteurs : Dimitri Nazarov dans une pièce et JD dans l'autre.
Ils ont été immédiatement déstabilisés par cette disposition. Ils pensaient tous les deux qu'ils allaient être placés autour de la même table et ainsi pouvoir avoir cette conversation un peu plus privée en étant proche l'un de l'autre.
Dans dette capture d'écran le fond vert n'a pas encore été remplacé par Monaco de nuit.
JD était gêné de devoir parler fort alors que la conversation demande plus d'intimité.
A gauche : une "rochance", c'est à dire une amorce indéterminée et donc non signifiante.
Il s'agit d'une amorce floue  esthétique qui crée un certain relief dans l'image.

J'ai du le convaincre qu'il n'était absolument pas nécessaire de porter la voix. Il a fait plusieurs essais et finalement s'est rangé à cette étonnante situation : parler à quelqu'un qui est plutôt éloigné sans porter sa voix. Il faut dire que c'est la nuit et que l'appartement est silencieux.

Les acteurs viennent souvent avec une idée de la scène en tête, surtout si on n'en a pas parlé avant. Il n'est pas toujours facile de leur faire changer d'idée car ils ont préparé la scène ainsi. Cela demande quelque fois du temps pour qu'ils révisent leurs catégories. C'est pourquoi, souvent, quand j'avais le temps et quand ils étaient disponibles, je proposais à JD et CdF de tester la veille au soir, le dispositif des scène à tourner le lendemain : se sentaient-ils à l'aise avec ça ? Voulaient-ils autre chose ? Je leur expliquais évidemment les raisons de mes décisions mais on avait alors le temps d'amender les choses.
Quand je ne suis pas convaincu par la suggestion d'un comédien, je lui explique pourquoi, je défends ma proposition.
Nous n'avons pas les mêmes perspectives. Moi, je dois signifier. Lui il doit incarner. Et quelques fois mon objectif rend le sien impossible. On doit faire alors quelques pas l'un vers les autre.

Pourquoi ais-je insisté pour que les acteurs soient ainsi disposés ? 
D'abord parce que deux acteurs assis autour d'une table en train de travailler, je trouve ça trivial (ce qui n'est pas toujours un défaut) et impropre à un filmage intéressant.
Ensuite parce qu'effectivement je voulais utiliser le décor dans sa profondeur. Je devais me servir de l'espace afin d'exploiter au mieux la longue focale (qui renforce la présence des personnages en les détachant du décor).
Enfin, la question se pose toujours à propos de la familiarité, la proximité, l'amitié entre deux personnages.
Deux personnages se disent des choses : comment montrer qu'ils sont amis ou du moins proches ?
Observez vos amis quand ils se parlent et demandez vous ce qui, visuellement, sans tenir compte de ce qu'ils disent, révèle leur proximité.
Becker, dans "Rue de l'Estrapade" avait eu cette idée géniale (c'est peut-être un des comédiens qui a eu cette idée d'ailleurs) : alors que les deux amis se parlent (de filles je crois), l'un pique le paquet de cigarette dans la poche poitrine de la chemise de l'autre, se prend une clope, se l'allume puis remet le paquet dans la poche de son ami sans que la conversation ait été interrompue, sans que le geste ait été remarqué par l'un ou par l'autre.
Ainsi, grâce à la mise en scène, ils n'avaient rien besoin de se dire, on savait qu'ils étaient amis. Je garde cette idée de mise en scène en tête. C'est systématique.
Il faut observer les gens dans la vie afin, au moment du tournage, d'avoir de bonnes idées pour que la vie rentre dans le film.
Cette idée de mise en scène consistait simplement à laisser JD caché par la paroi en verre dépoli quand à la fin de la séquence il regarde de nouveau la photo d'Alice.

Caché de notre regard, on voyait juste ses mains relever légèrement la photo. On comprenait ainsi qu'il y jette un dernier coup d'oeil "en douce". Ça me semblait bien plus fort que de le voir bêtement le faire.
Souvent la trace de la chose est plus forte que la chose même. Nous reviendrons sur cette notion. On y revient toujours.
J'était fier de cette pauvre idée...
... qui a été coupée au montage parce qu'en fin de compte, nous ne voulions pas trop "prédestiner" le personnage à tomber amoureux d'Alice. Si déjà il restait pensif sur une de ses photos, le coup de foudre n'avait aucun intérêt et lui, comme officier du renseignement, se révélait quand même être un peu léger.
Oui une simple impression. Cette scène n'est vraiment pas la plus mal filmée du film. C'est juste qu'il s'agit d'une scène un peu informative. Elle ne pouvait pas être très "inspirante".
Se souvenir d'une règle pour le prochain film, une sorte de règle d'or :

Si on doit faire passer une information au spectateur à travers ce que dit un personnage : il est impératif, obligatoire, que le personnage ait une bonne raison de dire ce qu'il a à dire. Une bonne raison de le dire à son interlocuteur. Que ce soit réaliste qu'il le dise et qu'il le dise ainsi.
Ça paraît trivial ? Cette règle n'est appliquée que dans 7% des films français (des films à intrigue préciserons nous).
En général, les personnages font passer des informations au spectateur en disant vraiment n'importe quoi à leur interlocuteur.
D'ailleurs dans ces cas là, l'interlocuteur serait vraiment en droit de demander, par exemple : "Pourquoi tu me dis où on va en entrant dans l'aéroport ? Tu n'imagines quand même pas que je ne le savais pas avant, si ?" Oui dans la vie, on sait quand même où on va un peu à l'avance, et non pas, pour des raisons de montage, juste au moment de partir.
Dans ces cas là, le personnage qui donne l'information devrait plutôt se tourner vers la caméra et dire ce qu'il a à dire directement au spectateur, ça serait plus simple.

Donc : se souvenir de cette règle.
Je la connais cette règle, je l'applique le plus souvent possible. Je serais prêt à me battre physiquement pour l'imposer.
Mais parfois, on ne sait pas comment l'appliquer, c'est indémerdable. Alors on flanche, on transige. Un peu comme fumer une petite cigarette en douce quand on a arrêté.

10 mars 2013

Möbius Séquence par Séquence 5

Les idées de mise en scène
Séquence 5

La séquence 5 est une première occasion d'expliciter ce qu'est une idée de mise scène, au delà du découpage et de la direction d'acteur. Cette séquence n'a pas été coupée ni ré-écrite au montage. En revanche elle a changé de place et, à la faveur d'une ellipse, se trouve dans le film à la suite de la séquence 1.

 




Dans le scénario, cette séquence suivait donc la présentation de Moïse, suggérant par là une action parallèle entre le "coup" de trade d'Alice et la séance au cours de laquelle Moïse et Sandra répètent le recrutement d'Alice..

Nous avons finalement "collé" cette séquence à la séquence 2. Cela permettait de boucler la présentation d'Alice, de solder la situation et de passer à autre chose. Il n'est pas rare qu'un montage parallèle dans le scénario soit remis à plat lors du montage du film. Les séquences sont regroupées. Ce qu'on accepte à la lecture, par manque de concentration, ne passe plus une fois le film monté. "Manque de concentration" :  c'est à dire une lecture "normale" alors que pour lire correctement un scénario il faut imaginer le film, ce qui demande une certaine gymnastique intellectuelle. Il ne faut pas se laisser duper par la lecture comme si on avait affaire à un livre. Le scénario est la description du film à venir et il faut le juger en tant que tel.
Difficile car l'écrit a sa puissance propre qui vous happe et vous fait oublier pourquoi vous lisez.

Voici donc le nouvel ordre des séquences dans le film monté : 
Scénario : 1 - 2 - 3 - 4 - 5
Film : 2 - 5 - 3 - 4 (la séquence 1 est placée après la séquence 15)

Cette séquence 5 est l'occasion de présenter ce qu'est une idée de mise en scène.
On réduit souvent la mise en scène au filmage et à la direction d'acteur. Un metteur en scène serait quelqu'un qui décide d'une part de ce que fera la caméra (mouvements, emplacements etc...) et d'autre part dirige les acteurs. On ajoutera qu'il décide sur tout le reste : choix des costumes, du maquillage, des coiffures, des accessoires etc... Le metteur en scène est celui qui décide.
Mais qu'est-ce qu'une idée de mise en scène ?

Ici le look de Cécile a été décidé bien à l'avance, en concertation avec la costumière, la coiffeuse et la maquilleuse. Le décor a été élaboré en concertation avec le chef décorateur. J'ai imaginé le découpage quelques jours avant en me promenant dans le décor et en essayant de visualiser la scène elle-même.

C'est en réfléchissant à cette scène à venir que probablement j'ai eu ces deux idées de mise en scène qui - sans en juger la qualité, et au-delà du jeu de Cécile - "font" à mon avis la séquence.

Pour préparer la mise en scène d'une séquence je relis très attentivement la scène dans le scénario. J'essaie alors de comprendre ce qui en fait la valeur et la signification. J'analyse ce qui doit être signifié et pour chaque détail de la scène je me pose la question de la façon de représenter ce qui est écrit ou ce qui est seulement suggéré. Je ne laisse pas le dialogue tout dire, ni même la situation. La mise en scène doit appuyer ou signifier ce qui n'est pas dit dans le scénario. 
Quels sont alors les éléments du langage à notre disposition pour ce travail de représentation ? L'emplacement de la caméra bien sûr, c'est à dire le point de vue, le mouvement de la caméra, la focale utilisée, autant d'éléments qui vont aider à signifier quelque chose et puis il y a aussi ce que je vais demander de faire aux acteurs. Il ne s'agit pas ici de la façon dont je vais leur demander de "dire" le texte - c'est certes une partie de la direction d'acteur, partie qu'on peut laisser aux comédiens eux-mêmes d'ailleurs, ils ont une bonne idée de "comment dire le texte" - mais il s'agit de ce que je vais leur faire faire PENDANT qu'ils disent le texte. Car la direction d'acteur ne se réduit pas au texte.

J'ai demandé à Cécile de répondre à De Maux sans le regarder, sans se tourner vers lui. c'était une manière de signifier ce que le scénario  suggérait à savoir qu'Alice se sentait techniquement supérieure à son patron, elle en savait plus que lui, elle avait été engagée dans cette banque pour ses talents spécifiques, elle estimait donc qu'on n'avait pas à lui faire de remarque. La faire répondre sans se retourner était une manière de la montrer cruelle et méprisante pour qui n'est pas à sa hauteur.



Dans ce contexte, un plan d'Alice de dos était indispensable, afin d'être du point de vue de De Maux. Il fallait VOIR ce dos qu'elle oppose à De Maux. Et au montage on reste plus longtemps que de normal sur ce plan de dos quand un montage "standard" aurait proposé plus vite le visage d'Alice. 

Donc, première idée de mise en scène : demander à Cécile de ne se retourner qu'à la fin de son long texte d'explication. C'est écrit dans le scénario sans être particulièrement appuyé mais cela induit un plan spécifique (Cécile de dos) et la longueur de ce plan dans le montage est l'idée de mise en scène. 

Quand je dis que le scénario est la description du film à venir, cela signifie que la mise en scène est aussi dans l'écriture. Mais l'auteur ne peut pas tout prévoir, surtout quand il n'est pas réalisateur.
Bon, là l'auteur est aussi le réalisateur, mais c'est justement pour cela qu'il ne prévoit pas tout à l'avance. Il connaît bien celui qui va prendre le relais, ce qui peut parfois lui jouer des tours : il lui laisse le sale boulot à faire, et parfois il lui laisse une scène mal écrite à gérer...

Le scénario ne peut pas tout dire : les idées de mise en scène sont souvent déterminées par le décor, les costumes, les accessoires, autant d'éléments qui viennent après l'écriture. Il faut être ouvert à ce que la réalité apporte. C'est pourquoi il est important non seulement de relire la scène en essayant de la visualiser (on peut alors avoir des idées d'accessoires à ajouter, on le verra dans la suite de cet article) mais aussi d'observer le décor pour voir s'il n'y a pas des objets, des meubles, des éléments qui peuvent apporter quelque chose à la signification ou à l'émotion de la scène.

Parfois on visualise mentalement le décor et on a une idée d'accessoire que l'on suggère au décorateur, parfois c'est le décorateur qui en vous livrant son décor accessoirisé  vous donne une idée d'utiliser un des accessoires pour la scène. Les idées de mise en scène, on peut les avoir à l'écriture, pendant la préparation, sur le tournage. C'est juste dommage de les avoir après le tournage parce qu'à ce moment là c'est trop tard. Ça arrive malheureusement.

La seconde idée qui fait la scène a été trouvée en lisant et relisant le scénario. J'ai un principe absolu : la scène ne peut pas, ne doit pas se réduire à ce qu'elle décrit. La scène n'a pas seulement une fonction elle a aussi une force et c'est cette force, qui n'est pas explicitée dans le scénario, que doit aussi prendre en charge la mise en scène.
Un personnage ne peut pas "seulement" dire le texte. Ça n'existe pas dans la vie. Quand on parle on fait toujours quelque chose en même temps. Souvent plusieurs choses. Il est rare qu'on soit simplement à regarder son interlocuteur pendant qu'on lui dit des trucs. C'est pourtant ce qui est marqué dans le scénario ou plutôt il n'est souvent rien spécifié d'autre que les dialogues. L'erreur alors est de demander aux personnages de dire le texte comme s'ils n'avaient rien d'autre à faire ! Et s'il y a des des didascalies elles concernent la façon de dire le texte, rarement ce que fait le personnage pendant qu'il parle.

Je voulais qu'Alice soit en train de faire quelque chose qui signifie sa sérénité alors qu'elle vient de prendre une positions ultra risquée sur les marchés financiers, position que lui reproche De Maux. Elle devait non seulement opposer son dos mais aussi opposer son calme, son sang-froid, son assurance.
Que pouvait-elle bien faire ?
Finir de manger un morceau de cake. 
Cette idée avait plusieurs vertus : faire comprendre que du temps avait passé depuis l'achat de titres, montrer qu'elle est comme chez elle à son bureau, montrer sa solidité et surtout son insolence. Le mot "insolence" a souvent été prononcé quand on parlait du personnage avec Cécile. Il ne fallait pas se contenter de "jouer" l'insolence. La mise en scène doit faire tout le travail afin que l'acteur soit vraiment à l'aise. Évidemment j'aurais pu dire à Cécile : "là, tu es insolente, tu réponds avec une certaine insolence". Et elle l'aurait fait parfaitement. Mais je pense que la mise en scène doit faire le boulot.
J'ai donc proposé à Cécile que tout son texte soit dit en nettoyant son desk. Elle enlève les miettes consciencieusement. 
Évidemment ça induisait un plan spécifique puisqu'il était alors indispensable de tourner un insert sur cette action. Le découpage est fonction des idées de mise en scène.


C'est à ce moment là qu'intervient l'intuition de l'acteur. C'est Cécile qui nettoie son desk d'une certaine façon. C'est elle qui empaquette d'une certaine façon son morceau de cake dans le mouchoir, c'est elle qui gère l'articulation de cette action avec son texte.
Et à ce moment là, l'acteur peut lui aussi compléter l'idée de mise en scène, jouer avec, créer.
C'est toute l'excitation du tournage que cette collaboration entre le metteur en scène et l'acteur.

Pour résumer, ces deux idées de mise en scène (encore une fois il n'est pas ici question de dire si ce sont de bonnes idées de mise en scène, ce sont juste des idées de mise en scène) auraient pu être suggérées à l'écriture (il faut quand même faire attention à ce que le scénario ne fasse pas 300 pages). Ces deux idées de mise en scène auraient pu être suggérées par l'acteur : "je voudrais jouer cette séquence sans jamais me retourner, je souhaiterais avoir un morceau de gâteau à terminer pendant que je dis mon texte", et souvent c'est le cas.
C'est vrai aussi que le metteur en scène est le garant de la cohérence du film, de la cohérence sémantique de la scène. Il doit donc trier les idées qu'on lui apporte. Le mieux est qu'il en ait lui-même.
Je suis convaincu qu'au-delà du jeu fascinant de Cécile dans cette scène, ce qui fait aussi la scène, ce qui la marque et la rend singulière, lui donne son identité, ce sont ces deux idées de mise en scène.

Le pire quand on arrive sur le plateau c'est de ne pas avoir d'idée. Etre face à son scénario et être impuissant à le dépasser.

Pour dire la vérité, ces deux idées, je les ai eues avant de tourner, en relisant le scénario en vue du tournage, pendant la préparation. Disons à quelques semaines du tournage. J'ai alors ré-écrit la scène en intégrant ces deux idées et comme cela, l'accessoiriste savait déjà qu'il faudrait un morceau de cake, un mouchoir, des miettes etc... Quelques fois on a ces idées le matin même du tournage et malheureusement, quand ça demande un peu plus de préparation, c'est trop tard pour les mettre en oeuvre.



03 mars 2013

Möbius Séquence par Séquence 4

Moïse et son équipe
Séquence 4

La séquence 4 est une bonne illustration de l'écriture d'un film au montage. Gérer la différence de rythme entre le lu et le vu, pallier aux faiblesses de l'écriture, elle-même sous l'influence de considérations de production.



La fonction de la séquence 4 était de montrer l'équipe du FSB que dirige Moïse, équipe à l'insu de laquelle Moïse va vivre son histoire avec Alice. La séquence contribue également à appuyer le caractère de Moïse : teigneux, irritable.
Il y a un module intégré dans les séquences 3 et 4. Un module qui peut être considéré comme une fonction qui attend une variable. Ce module, on peut l'appeler : "Erreur de stratégie".

On peut alors pitcher les deux séquences ainsi :
seq 3 : Moïse fait répéter Sandra et découvre "Erreur de stratégie".
seq 4 : Moïse reproche "Erreur de stratégie"à son équipe.

Cette façon de procéder permet d'avancer dans l'écriture du scénario sans spécialement avoir la meilleure idée pour "Erreur de stratégie". C'est une idée "module", c'est à dire que son contenu n'aura pas d'influence pour la suite de l'histoire, sauf poétique, éventuellement. Ce module est le truchement par lequel on présente l'équipe et son rapport à Moïse.

Il fallait avoir la meilleure idée possible pour "Erreur de stratégie" et celle qui est finalement dans le scénario puis dans le film n'est pas obligatoirement la meilleure. Elle fait l'affaire mais il pouvait peut-être y avoir mieux. C'est le genre d'exercice qu'on devrait proposer à des étudiants en scénario.

En jaune, ce qui a été coupé au montage, en rouge ce qui a été ajouté en voix off au doublage :

INT. planque moise monaco - JOUR
Deux hommes et une femme attendaient dans la pièce d'à côté : SOBCHAK, INZIRILLO et AVA.
MOISE
Vous pouvez pas jouer sur la peur. Ça marchera pas. UN : jamais CRAPULE croira que la RBI fait du blanchiment. Deux : Jamais il croira en plus qu'il peut être inquiété. Jamais Crapule croira qu'il risque quelque chose dans cette histoire de blanchiment.
InZIRILLO
Après Lehman Brothers... C'est pas très bon pour son CV.
MOISE
Son CV il s'en fout ! Travailler à la RBI, c'est (déjà) pas bon pour son CV ! Ce qu'il veut, c'est gagner le plus d'argent possible jusqu'à ce qu'il prenne sa retraite, et comme il peut plus le faire aux Etats Unis, il le fait ici. Sa réputation, il en a rien à foutre. Ça fait trois semaines que vous bossez la-dessus et c'est ça que vous me sortez ? 
Les collaborateurs se regardent perplexes.
MOISE (Suite) (CONT'D)
Trouvez-moi autre chose et vite !
Il s'éloigne dans le couloir.
La jeune femme se penche sur un des types.
AVA
Nié miéchalo b yémou sexam zanimatsa. Khot' inagda...
Il faudrait qu'il baise de temps en temps, celui-là.
INZIRILLO
On zanimayétsa! No za doraga.
Il baise! Mais ça lui coûte cher.
Rires.
SOBCHAK 
Ou niévo niét diévouchki?
Il a pas de femme?
INZIRILLO
Niét, tolka mouzykalnyié avtamaty.
Non, que des juke-box.
AVA
???
INZIRILLO
Brassayéch maniétkou, i mouzyka igaryét.
Tu mets une pièce, et boum ça fait de la musique.
SOBCHAK
Yéscho i piésnu mojna vybrat'.
Et en plus tu choisis ton morceau.
Les deux hommes se marrent. Les deux femmes (SANDRA et AVA) un peu moins.



La scène écrite est encore un peu trop explicative. Difficile pour les acteurs de s'en sortir avec ce genre de texte. Dimitri Nazarov (Inzirillo, au bout de la table) s'en sortait plutôt bien, malgré une diction très laborieuse en français. En effet il n'avait pas eu le temps de travailler la prononciation à fond. En revanche pour le doublage il s'est très bien rattrapé. Mais JD a eu du mal avec ce texte et comme je l'ai déjà dit, JD est un de ces comédiens "baromètres" : quand il ne parvient pas à jouer un texte c'est que le texte n'est pas bon. J'ai des difficultés avec les comédiens qui savent jouer un mauvais texte. Leur technique ne vous rend pas service et surtout, cela signifie qu'ils sont plus techniques que sincères.

La prise que nous avons gardée sur JD quand il dit "Bon... trouvez autre chose", je l'adore. Il est excédé, dégoûté, déçu. Il a fait ça, je crois, sans même s'en rendre compte. Si je lui avais demandé de le refaire il n'aurait pas pu. C'est un bon signe. Signe qu'il s'est oublié, qu'il était entièrement dans la pensée de son texte. C'est le secret absolu du jeu je crois : penser son texte. Penser ce qu'on a à faire, ce qu'on a à dire. On peut faire semblant de le penser mais on peut aussi essayer de le penser vraiment. Et si on y parvient, il sort des choses qu'on ne peut pas maîtriser. Des choses vraies.
Que veut dire "penser son texte" ? Ça veut dire avoir les pensées du personnage qui impliquent qu'il dise ensuite ce qu'il a à dire. Cela signifie : avoir envie de dire ce texte, ces mots. Je dis souvent aux acteurs: il faut que tu aies envie de dire ta réplique, pas en tant qu'acteur mais en tant que personnage et pour cela il faut penser ce qu'on dit. Souvent un acteur n'est pas bon sur une réplique tout simplement parce qu'il ne pense pas ce qu'il dit.
Mais évidemment pour penser un texte, il faut que le texte soit bon, sinon c'est impossible. Il faut que le texte corresponde exactement à l'intention, sans littérature. Il faut que ce soit le personnage qui parle, pas le scénariste. Bref, cette démarche n'a d'intérêt que sur un type particulier de film, d'écriture et de mise en scène.

En coupant tout ce qu'on a coupé on a aussi perdu quelques éléments : explication sur la situation d'Alice, information que l'équipe que dirige Moïse est russe et goguenarde.
L'idée selon laquelle Moïse fréquente les prostituées répondait à la question : quelle est la vie sentimentale et sexuelle de Moïse ? S'il était marié, ou avait une maîtresse régulière, son histoire d'amour aurait posé d'autres problèmes qu'il n'était pas pertinent d'aborder. Mais alors comment vit Moïse/JD ? Difficile de croire que c'est un homme seul. D'où cette idée des prostituées. Ce qui n'a aucun intérêt si on ne le voit pas (il y avait à l'origine une scène où on le voyait mais qui a sauté - Dieu merci - avant le tournage).
Ce qui me donner l'occasion d'affirmer un vrai principe de scénario : ce qui est seulement dit dans un film n'existe pas. Pour que ça existe, il faut le montrer.
Si une information passe uniquement par du dialogue, elle n'a aucun poids. L'information n'existe pas dans le film. C'est comme si on n'avait rien dit.
Autrement dit, si un personnage dit de Moïse qu'il ne fréquente que les prostituées, à moins d'écrire une scène où on le voit effectivement, ça n'existe pas. Le personnage de Moïse ne fréquente pas de prostituée. Si ça n'est pas montré, le film en fait ne le dit pas.
Qu'on se le dise.
Mais parfois, il n'est pas aisé de suivre cette règle.
Montrée ou non, de toute façon, l'idée des prostituées était une mauvaise idée, plutôt sordide pour Moïse. C'est pourquoi nous n'avons pas eu trop de mal à couper cette partie de la scène même si les acteurs étaient plutôt drôles.
La scène avait des vertus et des défauts. Nous avons arbitré.

La séquence 4 fait partie du premier quart d'heure : celui qui mène à la scène de coup de foudre au bar. Tout ce qui pouvait retarder ce moment a fait l'objet d'une âpre discussion avec la production. L'idée selon laquelle le film ne commence vraiment qu'à la scène de rencontre était l'idée qu'on nous a souvent opposée. Moi je pensais que la scène de rencontre devait être nourrie, préparée.
Je voulais que mon film raconte l'histoire d'une vérité qui vient troubler cette mécanique des mensonges qui régit le monde du renseignement. Il fallait donc mettre cette mécanique en place.
Tout le problème était celui de la durée de cette mise en place et de savoir à quel moment cette durée est un obstacle ou un atout. D'où montage et remontage, engueulades, passions, tensions, frustration, satisfaction de trouver des solutions qui emportent la conviction de tout le monde, enthousiasme parfois...

Le premier quart d'heure d'un film est toujours, je crois, un enjeu majeur pour la production et la distribution. C'est à l'écriture qu'il faut anticiper le débat.