04 mars 2018

La fin des Lumières


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Il y a eu un débat en philosophie du langage, qui est peut-être encore vif, autour des expressions directement référentielles mais qui réfèrent à quelque chose qui n’existe pas.

Ce débat est né je crois avec les travaux de Bertrand Russel qui contestait à ces expressions le pouvoir de véhiculer une pensée proprement dite, c’est-à-dire évaluable en terme de vérité ou de fausseté.
L’expression « Sherlock Holmes fume la pipe » n’est ni vraie ni fausse car Sherlock Holmes n’existe pas. Dire cela c’est ne véhiculer aucune pensée selon Russel.
Pourtant, nous savons intuitivement que c’est vrai qu’il fume la pipe, du moins dans les livres de Conan Doyle.
Dire du même personnage qu’il a toutes ses molaires n’est pas du même ordre car Doyle n’en parle jamais.
C’est Doyle qui ici définit le domaine de vérité auquel confronter les expressions relatives à ses personnages. En dehors de ce domaine, rien n’est évaluable.

Les romans de Conan Doyle constituent donc une réalité partielle, limitée mais auprès de laquelle nous pouvons dire des choses sur les personnages fictifs, des choses vraies ou fausses. Nous exprimons donc des propositions évaluables.
Que dire de la réalité elle-même ?
Est-ce une immense fiction ou est-ce d’un autre ordre ? Est-ce une fiction infinie dont aucun auteur n’est responsable (si ce n’est le Créateur auquel on peut croire) ou est-ce différent ? Nous ne savons pas tout du monde. Cette connaissance partielle équivaut-elle à la limite que nous fixe un auteur quand il nous offre son monde imaginaire ?

Je pense que l’apport des Lumières a été de décréter que la réalité n’était pas une fiction et que raison et rationalité donnaient les voies d’y accéder.
La réalité est accessible à partir d’une expérience, donc d’une appréhension partielle de ce qui nous est donné, vérifiable auprès des autres et auprès des lois de la pensée, des lois scientifiques et de la logique .

Il est possible que cette différence entre réalité et fiction s’estompe peu à peu à la faveur de la révolution que nous vivons aujourd’hui. La prolifération des fake news, la multiplication des troll-factories, le développement de l’intelligence artificielle risque bien de rendre la réalité aussi peu palpable que la fiction et vice versa, rendre la fiction aussi imparable que la réalité.

Quelle est la différence entre Emmanuel Macron et le Père Noël ?
On peut dire des choses sur Emmanuel Macron qui ne seront pas plus évaluables que de dire du Père Noël qu’il chausse du 42.
Mais Emmanuel Macron, on peut le voir.
Est-ce suffisant ?
Ceux qui ont vu les attentats du 11 septembre sont accusés par les adeptes de la théorie du complot ne pas savoir ce qu’ils ont vus réellement. Ils ont vu quelque chose mais le sens de ce qu’ils ont vu est remis en cause.
Plus les techniques de manipulation des images seront rendues sophistiquée grâce à l’intelligence artificielle plus la notion même de « voir » sera transformée.
On nous rétorquera qu’il sera toujours possible  de voir « directement » avec ses propres yeux.
Pourtant le sens de ce qu’on voit pourra toujours être contesté par la production d’un enregistrement de ce qu’on a vu, enregistrement qui viendra challenger notre propre mémoire. La copie de la réalité par les images conteste sa prééminence à la réalité car les images demeurent alors que la réalité s'évanouit à chaque instant.
Voir ne sera plus suffisant pour croire. Raisonner non plus car l’appréhension de la réalité s’appuie sur l’expérience sensorielle, la mienne ou celle des autres, elle est contestable, manipulables et fragile.

Si l’expérience directe n’est pas une garantie que dire de l’expérience indirecte à l’heure médiatique ?
La rationalité, la comparaison de l’expérience avec les lois scientifiques connues et la possibilité de toujours réfuter une démonstration, toutes ces méthodes dites rationnelles d’évaluation de la réalité vont venir percuter l’emprise toujours plus grande et toujours plus sophistiquée de la fiction.
Bientôt, entre la pipe de Sherlock Holmes et un massacre en Syrie il n’y aura plus de différence car la réalité sera un espace de fiction du même type que celui d’un roman.

Nous allons donc bientôt ne plus jamais croire ce qu’on nous dit, ce qu’on nous montre et même ce que l’on a vu.
Notre rapport à la vérité va être transformé. Les populistes de tout bord l’ont deviné. Il y aura leur vérité, et elle n’aura pas moins de poids que la notre.
Comme on pourra tout dire, on ne pourra plus rien croire.
La nature du pouvoir va changer et il est à craindre que le pouvoir va revenir à ce qu’il était : l’expression de la pure force.
Car les démocraties s’appuient sur la transmission, sur la communication, bref sur la représentation. Cette représentation risque de ne plus avoir aucun poids. Seul le poids de nos corps sera à prendre en compte, nos corps menacés, pris en otage, emprisonnés.

Nous n’aurons accès qu’à nos propres désirs, qu’à nos propres illusions et nous serons pour longtemps aveuglés.

La fin des Lumières nous menace.
La fin des Lumières, c’est la fin de la vérité, la fin de l’universalité, la fin de l’entente.
Platon disait qu’il fallait qu’on s’entende sur les mots sinon c’était la guerre.
La fin des Lumières, c’est probablement la guerre.

Il est possible de résister à ce mouvement. Toute initiative, médiatique, politique, philosophique et même artistique, s’appuyant sur une vision rationnelle du monde est un acte de Résistance majeur.
Simplificateurs, démagogues, idéologues, trolls, vous faites tous partie du même camp. A l’extrême gauche comme à l’extrême droite, de Erdogan à Poutine, de Trump à Mélenchon en passant par Le Pen, vous vous attaquez toujours d'abord à la presse parce malgré tout, malgré ses errements, ses manquements et sa lente dégradation, elle essaie encore d'appartenir au monde des Lumières. 
C’est un combat qui commence. Les lumières se défendront.